
Lettre à M. Grimod de la Reynière
septembre 8, 2025
Les légumes
septembre 15, 2025Je vous propose aujourd’hui de partir ensembles pour un voyage aux multiples facettes.
Un voyage dans le temps, certes, mais aussi un voyage culturel et sensoriel ; le monde envoutant des épices.
Au début de la rédaction de ces quelques lignes, je sens déjà mon esprit de cuisinier, vagabonder vers des songes des plus merveilleux, à la rencontre de ces épices qui ont façonné, à leur manière, notre monde actuel et coloré nos rêves d’épicuriens.
Qui pourrait imaginer que dans nos cuisines, nous avons, sans le savoir parfois, des trésors dormants dans de petites fioles, sur des étagères trop peu explorées par nous autres, épicuriens en herbe ?
Issues du monde végétal sous forme de racine (Curcuma), de tige (Thym), de feuille (Sarriette), de graine (Coriandre), de fleur (Clou de girofle), d’écorce (Cannelle), de tégument (Macis) ou de fruit (poivre), les épices ont toujours eu des propriétés, certes olfactives et gustatives, mais aussi médicinales voir même vertueuses…
Torréfiées, séchées, broyées, parfois même fumées, les épices ont nécessité des méthodes de préparation spécifiques pour chacune d’entre elles afin de sublimer leurs propriétés uniques.
En mentionnant les Chefs de cuisine, je ne peux m’empêcher d’ouvrir une parenthèse sur les fameux « Savorys » présentés par Auguste Escoffier dans « Le guide culinaire » (Edition 1903). Sorte de petits hors d’œuvre à l’assaisonnement très prononcé, comme les Galettes Broyardes ( p754) où notre Maître à tous, les propose avec du poivre de Cayenne et de la muscade. Comme si l’histoire se répétait, ces savorys, me renvoient dans notre passé gastronomique à une lointaine époque souvent occultée par les gastronomes du XIXème siècle comme par Jean Anthelme Brillat Savarin : le Moyen Age.
Epoque fabuleuse dont je vous reparlerai plus loin dans ce texte mais où l’on servait à la fin des banquets pantagruéliques, des « Bout hors » qui étaient de petites préparations très épicées qui permettaient de faciliter la digestion mais aussi… De marquer son statut social…
Et c’est là que commence notre voyage dans le temps…
Depuis le tout début de l’Antiquité, l’homme a toujours eu une véritable fascination pour les épices au point que celles ont été et seront encore longtemps le vecteur commun de la sublimation même de la cuisine.
Lorsque l’Antiquité prend son essor, elle se retrouve très rapidement au centre d’une obsession permanente : obtenir ces épices. Hors, au début de cette histoire les épices se trouvent pour l’essentiel en Inde. A cette époque déjà, la civilisation chinoise est déjà fort raffinée et comprend le sens divin des épices. Ce départ est très important car il annonce le début d’une route fantastique qui est encore de nos jours, un vecteur indiscutable de transmission de savoir :
La route de la soie et la route des épices.
En effet, le troc est le moyen de paiement qui est généralement utilisé à une époque où la monnaie répète encore ses gammes. Maîtres en matière de soie, les chinois développent une route commerciale jusqu’aux Indes pour échanger leurs soies sublimes contre les épices dont ils raffolent. La route de la soie et des épices est née !
Celle-ci n’aura de cesse de se développer pour encore perdurer aujourd’hui depuis la Chine, certes, mais au-delà des indes à travers le Moyen Orient et se jeter dans la Méditerranée pour alimenter un commerce fructueux pour les malins qui comprirent très vite la valeur ajoutée d’une telle aubaine. Aubaine d’ailleurs qu’il fallait garder jalousement grâce à toutes sortes de ruses dont celle d’origine arabe de répandre la rumeur que les épices se trouvaient dans des contrées où des bêtes gigantesques, horribles et féroces gardaient l’accès et qu’aller les défier relevait de force divine ! Et donc… Se comparer aux Dieux ; ce qui revenait ainsi à une sorte d’offense à une époque où tout est matière à superstition.
Cette Route des épices parcourait donc de très longues distances, à travers des régions peu sûres et inhospitalières. Jalonnée de caravansérails, sorte d’ancêtre de nos motels modernes, la Route des épices avait des étapes incontournables et magnifiques où le commerce battait son plein ! Pensez-donc :
Samarkand, Babylone, Palmyre, Petra, Baalbek et son port Byblos, véritable porte d’entrée sur la mer Méditerranée sans oublier Alexandrie en Egypte.
A chacune de ces villes marchés, les épices passent de mains en mains et augmentent à chacune des ces transactions, leur prix ainsi que leur prestige ! Au Moyen Age, le coriandre coûte au Portugal, 400 fois son prix d’origine ! Rappelons-nous que cette surenchère n’est pas terminée : à chaque pont, à chaque frontière, à chaque change de monnaie, le prix augmente encore et toujours.
Chères et donc rares, les épices étaient faciles à porter sur soi et donc de faire ses achats en toute discrétion. Seule trahison possible : leurs parfums qui permettait aussi cacher les mauvaises odeurs de ceux qui les portaient ! Cet usage de payer avec des épices était tellement courant que cela a donné l’expression de « Payer en espèces » c’est-à-dire de « Payer en espices ».
Cette inflation galopante faisait, par exemple dans nos contrées que 500g de gingembre, permettait d’acheter un agneau. 1kg de macis (tégument de la muscade) équivalait à une vache entière.
Cette situation était un fait évident pour les épices qui venaient de loin et qui renvoyait immédiatement à un statut social évident.
Une légende populaire veut que l’on mettait beaucoup d’épices pour cacher la mauvaise odeur des plats. J’avoue que cela m’a laissé longtemps perplexe avant de comprendre que cela était contradictoire. Les privilégiés qui avaient la chance de pouvoir se payer des épices qui étaient hors de prix, avaient aussi les moyens de s’acheter des aliments de première fraicheur. Les véritables raisons étaient autres.
La première était évidemment de marquer son statut social. Autrement dit, cela signifiait que plus le plat était épicé, plus l’on était riche et donc une personne influente et de confiance pour, par exemple, faire des affaires ; quoique !…
La deuxième raison était de rendre hommage au convive que l’on avait invité. En effet, on plaçait même sur les tables de petites boites finement travaillées par des orfèvres, dans lesquelles on mettait des épices à la disposition du convive de marque. Un peu comme si l’on voulait lui témoigner de la confiance que l’on avait en lui sachant que les épices étaient une sorte de monnaie. Un peu comme le sel d’ailleurs. Fort de cette réflexion je comprends alors tout le sens de ma mère qui plaçait une salière et un poivrier sur chaque table du restaurant où officiait mon père en cuisine. Ce n’est pas comme mon esprit d’enfant l’avait imaginé, que ma mère doutait des compétences de mon père à assaisonner un plat correctement, mais plutôt d’une manière de respecter le convive du repas.
La troisième raison d’épicer les plats outrageusement parfois, était plus pragmatique car les épices avaient une vertu propre ; celle de soigner ou de protéger de maladies.
Par exemple, la cardamome avait la particularité, de purifier l’haleine et de blanchir les dents. Le clou de girofle avait la vertu de diminuer la douleur ; aux dents principalement. Cet exemple est amusant, sachant que cette épices à des vertus anesthésiantes, c’est pour cela que ça sent le clou de girofle chez le dentiste. La coriandre avait pour vertu d’éliminer les poux.
Les anciens ne pouvaient pas attendre les résultats de nos laboratoires modernes pour trouver ces précieuses informations. Ils ont donc appliqué une transmission pyramidale du Savoir dont le Capitulaire De Villis en est un excellent exemple.
Ecrit à la fin du 8ème siècle ou début du 9ème siècle cet ouvrage est recommandé fortement par Charlemagne en personne. Parmi les 120 capitules, 3 retiennent particulièrement notre attention de disciples de Jean Anthelme Brillat Savarin. Dans les capitules 43, 62 et surtout 70, on y référence plus de cent végétaux différents comme des épices avec leurs propriétés culinaires certes, mais aussi leurs vertus médicinales.
A la Renaissance, la route des épices se mondialise avec les routes maritimes méditerranéennes, mais surtout par la découverte du Nouveau Monde et de ses épices mais aussi de ses dérives, comme des partages du monde peu équitables épiscopaux et qui ne feront qu’accroitre encore un peu plus la course aux épices et voir émerger de fabuleux comptoirs commerciaux sur les côtes africaines aux noms évocateurs comme Mogador ou Zanzibar.
Fortes de cet héritage et après avoir eu une place de choix sur toutes les tables princières et royales les épices sont parvenues, jusqu’à nous encore plus belles que jamais. Fortes de parfums envoutants et de goûts incomparables et surtout inimitables, elles sont les alliées incontournables de nos grands chefs de cuisine.
Depuis quelques années, l’engouement est grandissant pour les épices et la création des chefs de cuisine est exacerbée par toutes ces notes poétiques qui illustrent et signent un plat.
Nos chefs se sont transmis depuis toujours les savoirs faire comme de ne pas trop épicer un plat au risque de gâter la bouche du convive; de ne pas brûler les épices par une cuisson mal maitrisée ; de ne pas noyer une épice dans un liquide trop important afin de permettre à ces épices de venir jusqu’à nous pour nous porter une invitation au voyage.
Bonne route des épices à vous !
Philippe Ligron


