
La chasse
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Le beurre
septembre 18, 2025Il y a fort longtemps au cours d’un repas familial, alors que je n’étais encore qu’un enfant, une remarque attira mon attention.
Attablé avec la famille et les journaliers (employés payés à la journée) qui travaillaient sur le mas familial (ferme camarguaise), Papy Charlie, un vieux monsieur à la voix douce où le patois occitan se disputait la vedette avec le français et que je considérais comme mon grand-père, nous raconta qu’un soir, alors âgé de 27 ans, il prit de ses deux mains la grosse miche de pain qui trônait au beau milieu de la grande table en bois massif pour se couper une belle tranche et reposa, involontairement, le pain à l’envers (la tête en bas). Geste malheureux qui lui valut, de son père, une gifle qui le « fit sauter de sa chaise », devant tout le monde. La stupeur passée, son père lui dit : « mon fils, ne refais jamais cela car cela apporte le malheur dans la maison ». Comment pouvait-on porter autant d’importance à un geste aussi banal pour mon esprit d’enfant ? Quelle était donc l’histoire de ce produit si proche de l’homme ?
L’origine de l’invention du pain se perd dans l’histoire de l’humanité mais on imagine que les prémices ont débuté en même temps que l’agriculture en Mésopotamie, soit environ 8000 ans avant notre ère. Les céréales sauvages étaient au départ cueillies par les hommes qui ont, progressivement, développé une méthodologie agraire. Cette méthodologie leur a permis de prévoir leur alimentation car les céréales se gardent longtemps. Elles étaient broyées jusqu’à obtenir une « farine » grossière qui, une fois mouillée, permettait une alimentation nourrissante. On réalisait une pâte ferme et compacte qui, une fois étalée, était cuite sur des pierres chaudes.
L’évolution de la technique s’améliore avec celle des outils, l’agriculture progresse et le pain aussi. Le Proche Orient adopte cette manière de se nourrir et le pain devient, très vite, étroitement lié à la religion. D’une recette simple est né un objet répondant à une symbolique très présente et variable selon les cultures. Objet d’offrandes chez les égyptiens, oblara réalisée par les maîtres obloyeurs chez les grecs anciens (oblayeurs ou oubloyeurs que nous retrouverons bien plus tard dans l’histoire de France jusqu’à la Renaissance). Jusqu’à l’Antiquité, le pain est relativement plat et sec. Dans « Les 10 livres de cuisine d’Apicius », on découvre que, chez les grecs, il est consommé lors du Jentaculum (sorte de petit déjeuner pris le matin entre 7 et 9 heures), en le trempant dans une coupe de vin ou de vin miellé ; d’aucuns préféraient du pain frotté à l’ail ou au sel !
C’est à la fin de l’Antiquité que le pain prend toute sa dimension sacrée. L’Empire romain se christianise et le pain prend partie intégrante de la religion : il symbolise le corps du Christ, d’ailleurs n’oublions pas que Bethléem signifie « Ville du pain » en hébreux…
Le pain et le levain
Le pain au levain comme nous le connaissons de nos jours serait apparu chez les égyptiens. On imagine que les fabricants de pain égyptiens utilisaient de l’eau du Nil pour la fabrication. Or cette eau est riche en ferments saccharomyces, les mêmes que les composants de la… levure. Est-ce que le pain au levain serait le fruit d’un fabricant étourdi qui n’aurait pas cuit son pain immédiatement et qui, de ce fait, l’aurait laissé « lever » ? L’histoire ne fait que de nous le suggérer !
L’importance du four
L’histoire du pain est aussi liée à l’histoire du four. En effet, dans l’Antiquité, il n’est pas commun d’avoir son four dans les maisons. De rares exemples existent cependant comme à Pompéi, mais ceux-ci restent marginaux. En effet cela coûte cher et demeure risqué (risque d’incendie), c’est pourquoi les fours seront, pour de très nombreuses années, des fours de village, possédés par les seigneurs et réglementés par eux. Fours qu’il fallait louer au propriétaire qui en échange devait l’entretenir et faciliter son accès ! Pour cela, il fallait payer de petites sommes que l’on nommait à époque « des banalités » et c’est cela qui donnera leurs noms aux fours banals ou fours bannerets.
C’est au Moyen-Age que le pain, non content d’avoir obtenu une reconnaissance universelle dans l’alimentation des hommes (riches comme pauvres), va obtenir ses lettres de noblesse et toute sa symbolique qui ne le quitteront plus. A cette époque, le pain devient soit « riche » soit « pauvre » selon les moyens de l’acheteur. Les plus fortunés auront du pain réalisé avec des céréales nobles et des techniques de fabrication onéreuses. Les plus pauvres se contenteront de ce qu’il y a à disposition, le froment ou l’orge grossier par exemple, mais encore l’argile, la farine de gland, les herbes ou les racines et parfois même, lors de grandes famines, on y ajoutait de la sciure de bois… Le pain devient alors un excellent moyen de marquer son statut social devant ses convives.
Malgré la difficulté de conservation dû à une moisissure rapide, le pain reste la référence et on en consomme beaucoup : jusqu’à 1,600 kg par repas lors de grands festins. Pour favoriser sa conservation il est tranché puis séché. Cette condition le rend fort inconfortable à consommer d’autant plus que les dentitions n’étaient pas ce qu’elles sont de nos jours avec des gencives souvent en mauvais état. Ces tranches séchées appelées « tranchoirs » étaient placées sur de grandes assiettes, souvent richement décorées (selon ses moyens), les serviteurs versaient dessus un bouillon de viande ou de légumes très chaud qui ramollissait la tranche de pain et la rendait ainsi plus facile à mastiquer.
C’est également au Moyen-Âge que le terme de Compagnon fit son apparition. Il signifie Com (avec) et Pagnon (pain). Le mot compagnon désigne quelqu’un avec qui l’on partage son pain donc quelqu’un en qui l’on éprouve une grande amitié, une grande estime et aussi une grande confiance ! Le mot compagnon renvoie également à la notion de partage, symbole fort du Moyen-Age. Les Templiers ne mangeaient-ils pas leur soupe « In Suppare » à deux ?
On retrouve encore le pain comme symbole d’abnégation et de courage dans la gastronomie italienne où le Sciocco (pain en toscan) est moins salé qu’ailleurs. On dit que c’est en 1100 lorsque les Pisani bloquèrent le commerce du sel dans Florence que les florentins furent contraints de fabriquer leur pain sans sel.
Finissons enfin cette rétrospective avec Marie-Antoinette, reine de France, qui, à la veille de la Révolution, n’avait pas encore compris l’importance que le pain avait dans la vie de chacun de ses sujets. Lorsque le peuple de Paris vint à Versailles pour se plaindre de leurs conditions de vie, celle-ci demanda ce que ces pauvres gens pouvaient bien vouloir. On lui répondit qu’ils voulaient du pain. Marie-Antoinette ordonna alors de leur en donner. Mais quand ses serviteurs lui dire qu’il n’y en avait plus, elle conclut : « s’ils n’ont pas de pain; qu’ils mangent de la brioche ! »
Arrivés à présent au terme de ce voyage historique, nous ne pouvons que constater le changement brutal et radical de cet aliment qui nous a si fidèlement accompagné tout au long de notre histoire. Comment notre pain est-il devenu si blanc, si croustillant parfois trop souvent si fade ? N’avons-nous pas été trop loin avec une oxydation aussi excessive des pâtons ? Pourquoi sommes-nous devenus si nombreux à être intolérants au gluten ? Et si cela était dû au fait que les consommateurs ont perdu la tête comme en 1951 à Pont Saint Esprit où les habitants furent pris de maux divers ou d’hallucinations. Trop souvent notre pain actuel est composé de mélanges de farines où le taux de gluten est exagérément élevé. Nous trouvons trop souvent des pains où le gluten est présent massivement et où la levure a remplacé le levain qui a la particularité de dissoudre une partie du gluten pendant la fermentation (d’autant plus lorsque le gluten est naturel).
Un bon pain est un pain artisanal qui se conserve 5 à 6 jours sans être sec. Manger un pain réalisé avec des céréales anciennes comme l’épeautre ou le petit épeautre et levé avec un bon levain traditionnel est chose qui se perd dans l’histoire même de l’artisan boulanger. Ce pain-là est plus facile à digérer et surtout il devient une invitation au voyage, lorsqu’en le rompant ses arômes vous racontent une histoire de boulangerie et de savoir faire !
Votre compagnon du jour,
Philippe Ligron


