
Le foie gras
novembre 5, 2025Il m’a fallu du temps et de longues réflexions avant de vous proposer ce texte qui, je l’imagine, risque de choquer ou de blesser certaines personnes ; aussi je voudrais m’excuser d’avance auprès de la lectrice ou du lecteur.
En effet, ce texte ne se veut surtout pas être pris pour une provocation, un sacrilège ou un blasphème car… En fait, je me demande seulement si la décision de notre Maître à tous, Auguste Escoffier (1846-1935), de désigner Saint Fortunat comme Saint patron des cuisiniers est véritablement fondée…
Malgré de très nombreuses recherches depuis de nombreuses années, après avoir contacté à de multiples reprises le Musée Escoffier à Villeneuve Loubet, en France ; avoir effectué de très nombreux recoupements, avoir parcouru tous mes vieux grimoires de cuisine ; bref à devenir fou, je n’ai toujours pas trouvé la véritable raison qui motivé le Maître Escoffier à faire ce choix.
Un jour, Auguste Escoffier s’est rendu compte que le Saint patron des cuisiniers qui était Saint Laurent, n’était pas un cuisinier.
Saint Laurent, jeune homme vertueux du IIIème siècle, est un martyre héroïque chrétien, fut condamné en 258, à être attaché sur un grill de fer sur des charbons ardents. Malgré l’atrocité de son supplice, il serait resté stoïque et en paix contre ses bourreaux. Tellement, qu’il leur aurait même dit : « Vous pouvez me tourner, car ce côté est rôti ».
A la connaissance de cette histoire, Auguste Escoffier n’a pu que conclure à juste titre que Saint Laurent n’avait rien à voir avec la cuisine si ce n’est le choix d’un grill qui n’était qu’un engin de torture.
« Saint Laurent fut un des premiers martyrs de l’Église, mais il ne fut nullement cuisinier. Il fut même exactement le contraire, puisqu’on le condamna à être brûlé vif. »
Escoffier
(Carnet d’Épicure.)

C’est ainsi qu’il proclama qu’il était plus judicieux de choisir Saint Fortunat comme Saint patron de notre métier. Soit, mais pourquoi un tel choix ?
Je me suis posé la question à la suite d’une cousinade Ligron dans les Deux Sèvres en France.
Une cousinade a pour principe, de réunir tous les cousins d’une même famille afin de vivre des retrouvailles et surtout de passer un bon moment. Dans ma famille Ligron, il s’avère que l’ancêtre commune à tous les cousins et matriarche de la famille était une certaine Radegonde… Vous conviendrez que ce n’est pas un prénom commun et surtout très glamour mais ce n’est pas ce qui nous intéresse !…
Car vous me demanderez certainement le rapport avec Auguste Escoffier ?!…
Passionné d’histoire de France, je me suis renseigné sur Sainte Radegonde. Celle-ci fut l’épouse de Clotaire 1er, fils de Clovis. Dévote au plus haut point, elle avait une relation exécrable avec son mari au point que celui-ci la fit même emprisonner.
Après une longue période très agitée, elle fonda le monastère Notre Dame à Poitiers où elle se consacrait à sa foi, on lui attribut, d’ailleurs de nombreux miracles et elle avait comme biographe, l’évêque de Poitiers, Venance Fortunat, Futur Saint Fortunat ; notre Saint Fortunat !
Et alors, me direz-vous ?
Et alors, vous répondrais-je :
Sachant que Sainte Radegonde et Saint Fortunat vivaient dans le dénuement le plus total dans le respect de leurs vœux les plus pieux ; on dit même qu’ils ne se nourrissaient que d’eau et de pain sec… Je n’arrive pas à comprendre le lien avec la cuisine.
En effet, fort de ce constat historique, je ne vois pas plus de raisons que ce dernier soir notre Saint patron des cuisiniers que le malheureux Saint Laurent…
Je me dois donc de partir de nouveau dans mes recherches, un peu perdu, je vous l’avoue.
Un jour, je tombe par hasard sur un texte assez cocasse de Raoul Ponchon :
« Quand mon verre est vide, je le plains ; quand mon verre est plein, je le vide ».
Curieux de nature, je découvre que ce Raoul Ponchon (1848-1937) était un écrivain et chroniqueur de presse français. Il fut aussi poète et peintre, un « touche à tout » également membre du Prix Goncourt et Chevalier de la Légion d’Honneur, mais semble-t-il, également alcoolique dans les milieux littéraires, artistiques et mondains du Paris du début du XXème siècle.
Mais qu’elle ne fut pas ma surprise de découvrir qu’il avait écrit un poème, que dis-je un éloge sur un Saint gourmand et épicurien qui se nommait… Saint Fortunat !
Saint Laurent fut un grand martyr.
Les païens le firent rôtir
Hélas ! comme une simple viande,
Ou mieux, le mirent sur le gril.
Ce dont il ne fut guère aigri,
Car, si l’on en croit la légende,
Il aurait même plaisanté.
Se trouvant trop cuit d’un côté,
Au bout de cinq à six minutes.
Il dit : « Messieurs, retournez-moi,
Sinon, je croirais, sur ma foi,
Que jamais de pitié vous n’eûtes ! »
Si c’est, parce que notre saint
Mourut comme Guatimozin,
Sur ce matelas un peu glabre,
Que vous vous réclamez de lui,
Ô cuisiniers ! c’est inouï.
L’ironie est un peu macabre !
En outre, ce n’est pas Laurent,
Absolument indifférent,
Et pour cause, à l’art culinaire,
Votre vrai patron, cuisiniers,
Mais, il faut que vous l’appreniez,
C’est Saint Fortunat, son confrère.
Fortunat était à Poitiers,
Évêque, au temps où le moustier,
Fondé par Sainte Radegonde,
Florissait et battait son plein.
Il en devint le chapelain,
Ce que vous dira tout le monde.
Il avait un péché mignon,
La table ! le bon compagnon !
Et voyez, en façon dernière,
Comme tout s’arrange vraiment !
Car s’il était un peu gourmand,
Elle était bonne cuisinière.
On peut être un saint — n’est-ce pas
Sans faire fi d’un bon repas ?
La sainte, en sa sollicitude,
Lui cuisinait maint petit plat,
Qui causait à notre prélat
Des instants de béatitude.
Alors, il tenait des propos
Éminemment épiscopaux,
Qui ravissaient la sainte femme.
Et tout se passait pour le mieux,
À la grande gloire de Dieu,
Et pour le salut de leur âme.
Et non seulement mon gourmet
Dégustait ces plats qu’il aimait,
Mais il les chantait sur sa lyre,
En des poèmes inspirés,
Sachant passer des vers sacrés
Aux profanes, si l’on peut dire ?…
Et ce Fortunat fortuné
Et Radegonde ont cuisiné
Jusques à leur heure dernière.
C’est pourquoi nous considérons
Que ce sont là vos vrais patrons,
Ô cuisiniers ! Ô cuisinières !
Raoul Ponchon

Mon questionnement est donc le suivant :
Quelles sont les sources dont se serait inspiré Raoul Ponchon pour écrire son poème ?
Sachant que Raoul Ponchon (1848-1937) et Auguste Escoffier (1846-1935) ont vécu à la même époque, aux mêmes endroits (Paris) et surtout dans les mêmes milieux sociaux, ne serait-il pas envisageable de supposer, voire d’imaginer sans irrespect aucun, qu’Auguste Escoffier se serait peut-être inspiré de ce magnifique poème de Raoul Ponchon pour choisir Saint Fortunat comme Saint patron des cuisiniers ?
Enfin, est-ce Raoul Ponchon qui a inspiré Auguste Escoffier ou l’inverse ?
Philippe Ligron
Copyright des images
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