
Les épices
septembre 12, 2025Cher Alexandre, Balthazar, Laurent Grimod de la Reynière,
Je me permets de vous écrire cette lettre car je n’ai plus le plaisir d’avoir de vos nouvelles au hasard de mes balades au travers de mes vieux grimoires de cuisine.
Suite à une mesure de confinement due à une pandémie, les gens se sont tournés vers leur alimentation. Si vous aviez vu cela : un véritable engouement presque hystérique pour chacun de faire son pain ou sa pâtisserie à grand renfort de photographies toutes plus belles les unes que les autres : c’était magique !
Oui, je sais que cela doit vous sembler étrange mais de nos jours, le pain est bien différent de votre époque. Savez-vous que le pain d’aujourd’hui est généralement confectionné avec de la levure chimique et avec du blé qui n’est bientôt pas plus haut que de la prairie ? Il est vrai que de nos jours tout est une question d’apparence avec l’envie viscérale de manger un pain avec une mie vaporeuse et une croûte craquante comme une croute de sel au sortir du four !… Est-ce bon ? A vrai dire, je n’en sais pas grand-chose car ce produit qui, après 24 heures, est aussi dur qu’un manche de pioche ne me dit rien qui vaille et surtout, ne me demandez pas s’il est bon sur la santé… Je n’en sais trop rien, mais en tous cas mes observations me laissent songeur vue le nombre croissant de gens qui ont des problèmes d’intolérances…
En parlant d’intolérances, savez-vous, cher Alexandre, que nos mœurs ont bien changé depuis votre Rocher de Cancale ? Aujourd’hui, les réservations dans nos restaurants ressemblent plus à des ordonnances médicales qu’aux extravagances de vos contemporains !
Il me plait de penser à vos contemporains et à leur étonnement lorsqu’ils découvrirent ce repas sépulcral que vous leur aviez concocté avec un cercueil placé au beau milieu de la table garni d’une représentation du corps de votre père en massepain et où la consigne œdipienne proposait de : « Manger le corps de votre père » notable et fermier général ! Quelle audace qui nous vaudrait certainement de nos jours les foudres de notre société bienpensante d’hypocrisie et de fausse bienveillance…
De ce navrant constat, je me surprends à vous admirer d’avoir su jouer de tout, même de la mort en publiant, le 07 juillet 1812, votre décès et en accueillant toutes les personnes présentes à un immense festin à faire pâlir Lucullus !
Bravo et merci cher maître, d’avoir mis plein de folie dans l’histoire gastronomique des Hommes.
A bientôt l’Ecrevisse !
Philippe Ligron
Texte écrit pour l’émission littéraire de Manuella Maury-RTS


